Depuis l’indépendance, les États d’Afrique francophone se sont largement appuyés sur des modèles juridiques extérieurs pour construire, moderniser ou réformer leurs systèmes normatifs. Ce phénomène, souvent désigné par les notions de transplantation juridique, de circulation des modèles ou, plus récemment, de clonage juridique, s’est intensifié avec l’ouverture économique, les exigences internationales en matière de gouvernance, l’intégration régionale, la coopération juridique et la mondialisation du droit.
Dans leur version la plus optimiste, ces emprunts permettent d’accélérer la modernisation des institutions, d’harmoniser les normes, de renforcer la sécurité juridique et de faciliter les échanges. Cependant, une partie de la littérature en droit comparé insiste sur une réalité moins théorique : lorsqu’ils sont importés sans réelles adaptations contextuelles, les modèles juridiques clonés produisent des effets limités, partiels, ou parfois inattendus.
1. Un droit importé qui ne correspond pas toujours au terrain
Les modèles juridiques repris de systèmes étrangers sont souvent élaborés dans des environnements historiques, culturels, économiques et institutionnels très différents de ceux des pays africains. Les réalités locales — pluralisme juridique, poids des autorités traditionnelles, rôle de la communauté dans la régulation sociale, accès limité aux institutions judiciaires, logiques administratives propres — rendent parfois difficile la mise en œuvre effective de normes élaborées ailleurs.
Ainsi, de nombreux transplants juridiques demeurent formels, c’est-à-dire inscrits dans les textes mais peu appliqués ou appliqués de façon atypique. Le droit écrit ne suffit pas toujours à transformer les pratiques quand celles-ci reposent sur des équilibres sociaux profondément ancrés.
2. La question de l’appropriation : une étape essentielle mais souvent négligée
Les auteurs comparatistes (Alan Watson, Pierre Legrand, Otto Kahn-Freund, entre autres) rappellent que le succès d’un transplant juridique dépend principalement de l’appropriation par les acteurs locaux : institutions, praticiens, citoyens, magistrats, administrations.
Or, en Afrique francophone, cette appropriation est parfois limitée pour plusieurs raisons :
Les textes importés ne sont pas toujours compris dans leur logique d’origine ;
Leur application nécessite des infrastructures, des moyens ou des compétences qui ne sont pas toujours disponibles ;
Certaines règles entrent en concurrence avec des normes coutumières ou communautaires ;
La population ne se reconnaît pas toujours dans un modèle conçu ailleurs.
L’absence d’appropriation conduit à une distorsion du modèle : le droit cloné existe sur le papier, mais il fonctionne différemment dans la pratique.
3. Des hybridations juridiques inattendues
L’une des caractéristiques des systèmes juridiques africains contemporains est la formation de droits hybrides : une norme importée est appliquée à travers des pratiques locales, parfois en contradiction avec son intention initiale.
Ces hybridations peuvent être créatives, innovantes et adaptées… mais elles peuvent aussi produire : des incohérences normatives ; un décalage entre ce que le droit prévoit et ce que les institutions peuvent réellement faire ; des pratiques administratives qui « contournent » le texte pour revenir à des cadres plus familiers ; une multiplication de normes difficilement articulables entre elles.
Ainsi, l’hybridation peut devenir un obstacle à la compréhension du droit par les citoyens et même par les praticiens eux-mêmes.
4. L’effectivité du droit : un enjeu central
L’une des principales conséquences du clonage juridique sans adaptation est la faible effectivité du droit.
Un texte peut être techniquement bien conçu, conforme aux standards internationaux, voire considéré comme moderne, mais rester largement inappliqué parce que : il n’est pas compatible avec les moyens matériels disponibles ; il suppose des institutions fortes alors que celles-ci sont en construction ; il repose sur des valeurs, des représentations ou des comportements différents de ceux du contexte local.
Cette situation contribue au décalage persistant entre le droit formel et le droit vécu, ce qui affecte la confiance dans les institutions et favorise des pratiques informelles ou parajuridiques.
Nous pouvons alors nous poser la question suivante : Sans rejeter toute inspiration étrangère, comment construire un droit plus adapté à nos réalités ?
Plus spécifiquement :
Comment adapter les modèles importés aux réalités sociales locales ?
Quels sont les critères d’un transplant juridique réussi dans un pays africain ?
Comment intégrer les normes coutumières et les pratiques communautaires dans la construction du droit moderne ?
Quels sont les mécanismes nécessaires pour assurer une appropriation locale : formation, participation communautaire, dialogue interinstitutionnel ?